Ma vie s’arrêtera donc demain. Je finirai sur la roue, disloqué, écartelé, les membres brisés sous les coups du bourreau. Mais je ne regrette rien. Et si c’était à refaire, je recommencerais : j’ai volé les riches, il est vrai, mais j’ai aidé tant de pauvres gens...
Dormez en paix usuriers et collecteurs d’impôts ! Dormez en paix messieurs du Parlement d’Aix ! Demain, votre grand ennemi Gaspard, le défenseur des humbles et de tous ceux que vous écrasez, demain, Gaspard ne sera plus. Oui, dormez en paix, vous les premiers voleurs de ce royaume. Mais vous ne tarderez pas à trembler, car bientôt viendra le temps où les pauvres prendront ce qui leur revient. Il va venir le temps où le droit sera roi et la justice reine.
Ce jour-là, je sais maintenant que je ne le connaitrai pas, mais je sais aussi qu’il viendra. Je n’ai pas 25 ans, et me voici pourtant à la fin de ma vie… Pas encore 25 ans, mais tant de choses vues, et tant de choses à dire....
Mon père n’était pas riche, mais il n’était pas pauvre non plus. Contrairement à plus d’un, il était propriétaire des terres qu’il travaillait : c’était un ménager. J’avais un an quand il est mort. Ma mère s’est remariée, et ma demi-sœur est née. Quand ma mère est morte à son tour, c’est moi qui ai hérité de la maison. Au rez-de-chaussée, il y avait un maréchal-ferrant. Samplan était son nom.
C’était un ancien forçat. Autrefois, il avait été colporteur, mais on l’avait envoyé au bagne parce qu’il avait vendu des livres, « des livres terribles qui sautaient comme des barils de poudre quand on les ouvrait », des livres écrits par Rousseau et par Voltaire. Souvent, lorsque nous étions à l’atelier, Samplan chantait :
« Si Samplan s’en fut aux galères,
C’est la faute à Rousseau,
C’est la faute à Voltaire ».
J’ai appris le latin, le français et la morale avec le père Barban, le curé du village ; et c’est Samplan qui m’a enseigné le métier de maréchal-ferrant. C’est aussi avec Samplan que j’ai appris à me servir d’une arme et à mener les chevaux. Et surtout, c’est aux côtés de Samplan que j’ai découvert ces idées nouvelles qui circulaient dans les salons huppés... « Allez, maître Samplan, racontez-moi encore » disais-je tandis que je maniais la forge.
Nous nous entendions si bien avec Samplan qu’un beau jour, nous nous sommes associés. Sur la porte de l’atelier, on pouvait lire « Gaspard et Samplan, Maréchaux de France, réparation et vente de charrues ». Mes parents auraient été fiers de moi, c’est sûr...
Avec Samplan, nous étions sérieux, nous travaillions bien, et nous avions fini par nous constituer une bonne petite clientèle. Sauf que, quand nous avions affaire à de pauvres gens, nous ne les faisions pas payer. C’est que depuis quelques années, les récoltes avaient été mauvaises. Mais ces coquins du Parlement n’en avaient cure et continuaient à lever la taille.
Alors, bien sûr, à force de ne pas faire payer les pauvres, l’argent a commencé à manquer. A tel point que nous avons dû emprunter 4 000 écus au seigneur de Cabasse, et laisser la maison en gage. Quand l’échéance est arrivée, nous n’avons pas eu assez pour rembourser. C’est comme cela que nous nous sommes retrouvés à la rue, contraints d’abandonner la maison et la forge. Nous n’avions plus rien. Tout était parti entre les mains d’un oisif nanti, dont le seul mérite était d’être né du bon côté.
C’est à peu près à la même époque que Jacques Teisseire, le père de notre apprenti, a été assassiné par quelques jeunes gens en goguette qui voulaient s’amuser. Ils avaient pendu le brave homme après une lamentable parodie de procès. C’étaient des fils de parlementaires, ils n’ont donc jamais été inquiétés. C’était donc cela la justice ? C’était donc cela la morale ? Je ne pouvais l’accepter.
Alors, avec Samplan et Bernard, notre apprenti, nous avons décidé de suivre l’exemple de Louis Mandrin : désormais, nous dénoncerions toutes les injustices, nous obligerions les parlementaires à appliquer les lois, nous dépouillerions les riches pour donner aux pauvres, bref, nous serions les défenseurs des humbles.
Nous n’avons pas tardé à recruter quelques compères : Augias, Bouilly, Lecor, Don Pablo dit l’aumônier... Ah, mes chers compagnons ! Comme je pense à vous... Augias et Bouilly... condamnés eux aussi... Que va devenir Claire ?
Nous étions très mobiles. Et il était facile pour nous de brouiller les pistes, surtout que certains brigands n’avaient rien trouvé de mieux que de se faire passer pour nous ! L’imaginaire local faisant le reste, nous étions partout à la fois !
En réalité, nos lieux de prédilection, c’était tantôt les gorges d'Ollioules, tantôt l’Estérel, tantôt les bois de Cuges. Nous aimions bien travailler dans les bois de Cuges, car les convois qui transitaient entre Marseille et Toulon étaient d’un bon rapport ! Nous y rencontrions des collecteurs d’impôts et de riches négociants en déplacement d’affaire... Une clientèle de choix en quelque sorte.
Nous avions nos espions. Souvent complices d’un jour, c’étaient des paysans spoliés de leurs biens, des victimes d’une fiscalité injuste, anonymes pour la plupart, mais fidèles. Il faut dire aussi que, du temps où nous étions maréchaux-ferrants, nous avions conservé quelques « relations ». Et c’est principalement chez nos anciens clients, les aubergistes et les maîtres de relais, que nous rencontrions nos informateurs, quand ce n’étaient pas les aubergistes eux-mêmes qui nous renseignaient : « demain doivent passer par Cuges les procureurs du pays. Ils auront avec eux la solde des officiers cantonnés au Beausset... C’est Pauline, la servante, qui l’a entendu dire au marché ce matin ».
Les bois de Cuges, nous en connaissions le moindre bosquet, le moindre tronc d’arbre à abattre pour couper la route d’une calèche... Alors, vous pensez bien que la solde des officiers, on n’a pas eu de mal à s’en emparer ! Nous l’avons donnée à cette pauvre femme de Méounes, dont le mari avait été envoyé aux galères pour avoir triché sur quelques grammes de sel.
J’ai été arrêté une première fois en juin 1779. Incarcéré à Draguignan, j’ai réussi à m’évader, grâce à la complicité de la fille du geôlier, une charmante jeune fille au regard plein de malice et à la voix d’ange... Mais un jour, il y a eu cette lettre anonyme envoyée à Necker, exigeant que l’on mette fin à mes agissements : avec mes hommes, nous étions devenus les ennemis publics n°1. L’intendant de Provence, rappelé à l’ordre par Necker, obtint ma condamnation. Par contumace, il est vrai, mais j’ai tout de même fini par être arrêté, par hasard en plus...
Cette nuit, j’ai eu une vision. Tandis que j’étais allongé, une forme s’est approchée de moi. Ce n’était pas vraiment une forme, plutôt une vapeur, légère comme la brume qui s’élève en automne au-dessus de Gavoty, le lac de Besse.
Etait-ce un homme ? Etait-ce une femme ? Je ne saurais le dire... mais j’ai clairement entendu ses paroles : « Gaspard, ils vont te tuer, mais ce que tu portes en toi, nul ne le tuera. Ce que tu portes en toi, c’est un idéal de justice et de liberté, universel, intemporel, indestructible. Tu peux quitter ce monde en paix. Ton idéal te survivra... ».
Demain, je vais partir. Fièrement, sans remord, sans regret, avec tout de même la nostalgie de ces jolies dames aux yeux clairs, dont je n’aurais pas eu le temps de sécher les larmes.
Assisteront-ils à ma mort ceux qui relèveront le flambeau ?
Sont-ils déjà nés mes héritiers, porteurs de mon idéal ?