Ainsi donc, Clément Bonifay, s’appuyant sur quelques actes (sans doute notariés), affirme que l’on a cultivé du safran à Cuges entre 1450 et 1550. En revanche, Louis Sifroy Bonifay, autre historien local, n’en fait pas mention.
La période est fort peu documentée : à ce jour, aucune correspondance, aucun registre, aucun livre de comptes de l’époque n’ont été retrouvés (mais les recherches continuent !)… Il est donc très difficile de se prononcer sur l’étendue de ces safranières ou sur les quantités récoltées, et notre propos – que l’on veuille bien nous en excuser – va finalement se réduire à une série de questions !…
Que les villageois aient fait pousser du safran sur les nombreuses restanques qui existaient alors sur le flanc sud de la Sainte Baume est parfaitement vraisemblable : les restanques se prêtent à merveille à cette culture, surtout par rapport à la plaine, encore marécageuse, ou aux sols pentus des collines. De plus, la récolte du safran intervient à une époque de l’année où le paysan est disponible : finies les moissons, finies les vendanges. Et, tout comme pour les câpres, la récolte du safran est souvent affaire de main d’œuvre féminine, laissant aux hommes la disponibilité nécessaire aux travaux en forêt.
Alors, si faire pousser du safran à Cuges est plausible, pourquoi ?... Et pour qui ?...
Pour commencer, à quelle époque ?
Est-il possible que la culture du safran à Cuges ait commencé avant 1450, cette date étant tributaire des documents trouvés ?
Cela n’aurait rien d’impossible, car c’est une culture qui existe de manière antérieure dans des régions comme celle de l’Angoumois, du Comtat Venaissin, du Languedoc ou du Gâtinais. Cela dit, Edouard Baratier et Félix Reynaud indiquent que la production de safran en Provence date du 15ème siècle. C’est une culture identifiée dans la région, notamment à Saint-Maximin où, selon Quiqueran de Baujeu, la livre de safran se vendait 3 écus vers 1550. Qu’il y ait eu du safran à Cuges entre 1450-1550 est donc vraisemblable.
S’agissait-il alors d’une production destinée à la consommation familiale ?
Et en ce cas, pour quel type de consommation ?
A cette époque, le safran entrait déjà dans de nombreuses préparations culinaires, notamment en Provence, où l’influence de la civilisation romaine a longtemps perduré. Huile d’olive, fruits secs, safran sont intimement liés à la culture méditerranéenne.
Pour autant, il n’est pas certain que, à l’époque qui nous intéresse, le safran ait été présent sur toutes les tables : Bruno Laurioux se demande à juste titre si les traités culinaires de la période ne parlent pas uniquement de la consommation des nobles, soucieux de faire montre de leurs bonnes manières, et de se distinguer du comportement paysan.
En ce cas, peut-on vraiment imaginer que la paysanne faisait pousser son safran comme elle aurait fait pousser oignons et échalotes dans un coin de jardin ? Peut-on penser sans risque d’erreur que le safran servait à tout un chacun, juste pour agrémenter quelque repas de fête ou de noce ? Ou bien encore, la production du safran était-elle portée au marché le plus proche pour y être vendue, dans le but de constituer quelques revenus supplémentaires aux ménages ?...
Nous remarquerons ici que 1450 correspond avec l’arrivée à la seigneurie de Cuges de la famille Glandevès. Celle-ci, en bonne représentante de sa classe sociale, usait-elle largement de safran ? Le safran local aurait alors été cultivé pour le compte du seigneur, qui, de ce fait, aurait réalisé d’appréciables économies...
Si l’on considère que la production était destinée à un strict usage familial,
l’utilisation médicinale n’est-elle pas plus adaptée ?
Le Dr Ferdinand Chavant signale en 1903 que la Thériaque, contenant (entre autres !) du safran, était préconisée « quand quelqu’un a soupçon et crainte et sent quelque signe d’avoir la peste ».
Nous nous rappellerons ici des ravages de la Peste noire et de toutes les épidémies de peste suivantes qui ont décimé les populations, notamment aux 14ème et 15ème siècles. Alors, a-t-on cultivé le safran à Cuges dans un but prophylactique, voire thérapeutique ? Et en ce cas, le safran produit était-il directement utilisé par les villageois, ou ces derniers le vendaient-ils à quelque apothicaire du canton, détenteur d’une potion miraculeuse et salvatrice ?
Enfin, compte tenu des propriétés tinctoriales du safran, la production locale était-elle vendue à quelque teinturier, installé dans les environs, ou à Cuges-même où il semble qu’il y ait eu à cette époque des drapiers, des tisserands et des cardeurs ?
Si cette culture a bien existé, elle n’a sans douté qu’une culture d’appoint. Et il n’en est pas fait mention dans les documents datant de la fin du 16ème siècle (cadastres, registres de délibérations, correspondances).
Mais est-ce là une preuve ?... Les traditions rurales, le savoir-faire des « humbles » n’a pas nécessairement été répertorié dans les archives…
Au sujet des toponymes
Pentes des Escours ou Valcros : des toponymes encore utilisés de nos jours, et donc faciles à localiser. Rien de tel pour Canta-Perdrix... Une petite indication cependant : selon Clément Bonifay, Canta-perdrix se trouvait aux confronts du chemin de Saint-Pons. Il pourrait donc s’agir des coteaux de la Pujeade ou des Gypières (de Peygros ?), ce que pourrait confirmer l’emploi de « terres subeyranes », généralement traduit par « terres hautes ».
En revanche, la traduction de Pallerias par « paillers » nous semble erronée (et elle prête à confusion...). De notre point de vue, « paliers » serait plus exact.