A la Cour, on commence à s’inquiéter. L’épidémie ne va-t-elle pas déborder des frontières provençales ? Paris ne va-t-il pas être menacé à son tour ? Le 3 septembre 1720, le pouvoir royal, après plusieurs semaines d’hésitations et d’attentisme, se décide à instaurer des commandements militaires dans les villes contaminées. A Marseille, les échevins sont laissés en poste, mais ils sont placés sous les ordres du chevalier Andrault de Langeron, chef d’escadre des galères, qui commandera aussi bien « aux habitants qu’aux gens de guerre qui y sont en garnison ».
Le 14 septembre, suivra un autre arrêt du Conseil du Roi, renforçant le blocus de Marseille, harmonisant les différentes réglementations locales, édictant de nouvelles règles de police maritime... C’est également à partir du mois de septembre que les procureurs du pays vont durcir leurs directives et faire boucler les voies de communication à l’intérieur des terres.
Au début du 18ème siècle, la route qui relie Marseille à Toulon ne suit pas son tracé actuel. Aux abords de Cuges, elle emprunte le « vallon des Nègles », de nos jours dit vallon de la Bigue (3). C’est une voie de communication qui, en dépit de son peu de praticabilité, est essentielle : outre Toulon, elle permet de rejoindre depuis le Col de l’Ange les ports de Cassis et de la Ciotat. Essentielle en matière de déplacement, elle l’est également en matière de prophylaxie. En effet, la peste de 1720 est une peste à puces et non une peste à rats, et comme le remarquera Jean-Noël Biraben, elle suit les routes, se transmettant davantage par l’homme en déplacement que par les rongeurs.
Le 6 septembre 1720, Cuges reçoit l’ordre de fermer le passage dudit vallon, et d’y établir une garde de six personnes, encadrée par un brigadier. Il faut croire que les mousquets de Cuges n’ont jamais été retrouvés : monsieur de Fontblanche – directement concerné, il est vrai – a fini par en prêter quinze pour équiper le nouveau poste de garde. (4)
En dépit de la sévérité des instructions, les barrières placées dans les « avenues » du village vont rapidement montrer leurs limites, d’autant plus qu’elles sont en bois... Aussi, au mois de novembre 1720, comme « la maladie contagieuse » menace toujours, le bureau de santé trouve-t-il opportun « de les faire bâtir en pierres sèches ». Les entrées de la ville vont désormais être murées.
Si au cours de l’automne 1720, l’épidémie régresse dans la cité phocéenne, ce n’est pas le cas dans les campagnes… Les voies de circulation restent bloquées, villes et villages demeurent isolés. Si bien que, en février 1721, les membres du corps de garde qui n’ont pas été remplacés sont toujours en poste... Le Conseil communal décide alors d’en nommer d’autres « attendu qu’il y a trop longtemps qu’ils sont là »… Il décide également d’envoyer un ou deux maçons pour réparer le barrage des Nègles, emporté par le torrent, comme d’habitude gonflé par les pluies hivernales.
En ces temps où circulation et échanges commerciaux sont paralysés, l’épidémie est de moindre conséquence pour ceux qui ont la chance de posséder un billet de santé, ce précieux sésame qui prouve qu’ils ne viennent pas d’un lieu contaminé, ou bien qu’ils ont respecté une période d’isolement.
A Cuges, ces laissez-passer étaient délivrés au château selon le bon vouloir du seigneur, moyennant probablement quelques deniers. « Là, il en étoit donné à ceux qui lui convenoit, et en étoit refusé à d’autres qui auroient eu un même droit d’en prendre ». Est-ce parce qu’il n’avait pas de laissez-passer – et en ce cas, pour quelle raison ? – que, au cours de l’automne 1720, le premier Consul s’est retrouvé bloqué à Aix par une « quarantaine de vingt jours » ? La délibération ne le précise pas, et l’on ignore si elle eut lieu à l’aller ou au retour. Ce que l’on sait en revanche, c’est qu’il s’était rendu à Aix pour emprunter les dix-sept mille livres dont Cuges avait besoin, dix-sept mille livres destinées bien entendu à rembourser d’autres dettes…
En revanche, la délibération juge utile de préciser que la somme lui a été remise en billets de banque, ce qui est pour le moins curieux quand on sait que, depuis l’effondrement du système de Law, la monnaie papier, n’a plus aucune valeur et ne s’échange plus. C’est là un point que le registre des délibérations signale, mais qu’il ne développe pas.
Ce droit que semble s’être attribué le seigneur de Cuges ne satisfait pas les habitants qui ne cessent de s’en plaindre auprès des consuls. D’autant plus que, comble d’injustice, le seigneur de Cuges a refusé l’accès au village « à nos voisins venant d’endroits qui ne sont pas soupçonnés avec leur billet de santé». Décision « fort préjudiciable au public », car la riposte n’a pas tardé : « dans ces endroits-là, ils n’ont plus voulu recevoir nos habitants ». En février 1721, les consuls mettront fin à ce droit. Dès lors, comme cela se pratique partout ailleurs, ce sont eux qui fourniront les billets, conformément aux arrêts du parlement. Quant au prix des billets, il sera fixé à dix deniers.
A Marseille, en décembre 1720, l’épidémie a reculé. En janvier 1721, les boutiques ont rouvert, la pêche a repris, tout comme le travail pour les portefaix et les crocheteurs. En février, la Chambre de Commerce a repris ses délibérations, interrompues depuis le mois de juillet. La vie reprend peu à peu son rythme habituel. Il n’en est pas de même dans les autres villes du sud de la France, ni dans les campagnes, où la maladie va continuer à se répandre de manière plus ou moins inégale et confuse, et ce d’autant plus facilement que le facteur de contamination n’a pas encore été clairement identifié (5). Ces foyers secondaires expliquent probablement le retour de la peste à Marseille au printemps 1722, au moment où tous ceux qui, ayant fui la ville deux ans plus tôt, voulurent regagner la cité phocéenne. Une rechute qui a priori n’a pas concerné Cuges, dans la mesure où les registres de délibérations communales n’en font pas mention, ce qui cependant est loin d’être une preuve formelle…
Avec la peste de 1720, même si l’on ne peut être totalement certains de ces chiffres, Marseille aura perdu 30 000 à 40 000 habitants sur une population d’environ 80 000 à 90 000 personnes, soit près de la moitié de ses habitants. Au total, la Provence comptera entre 90 000 et 120 000 morts sur une population estimée à 400 000 habitants.
La question qui se pose à présent est de savoir si Cuges a effectivement été touché par la peste de 1720… Comme chaque fois qu’il y a une épidémie, il est difficile de répondre à cette question : pour commencer, il est déjà impossible de connaître le nombre des décès survenus au cours de la même période… On se souviendra que, sous l’Ancien régime, il n’existe pas d’état civil. Les « baptêmes, mariages et sépultures » sont uniquement consignés par le clergé. Or, la peste est traditionnellement vécue comme une punition divine : le père Paul Giraud, témoin de l’épidémie de 1720, ne dira-t-il pas que « Dieu a déclaré la guerre à son peuple » ? Comme le souligne l’historien Michel Terrisse, il existe un « interdit en temps de contagion sur la tenue des registres ». C’est d’ailleurs ce que constatait également Louis Barthélemy dans son histoire d’Aubagne, lorsqu’il remarquait qu’en période d’épidémie, les registres n’étaient plus tenus, comme si l’on redoutait même « de mentionner l’existence de la maladie». Et c’est bien le cas à Cuges en ce qui concerne la peste de 1720.
A ce jour, le registre paroissial couvrant la période 1716 – 1724 a purement et simplement disparu… On pourrait imaginer qu’il n’a jamais existé, car, à Marseille, par exemple, les enregistrements ont cessé vers juillet 1720 pour ne reprendre progressivement qu’entre novembre 1720 et janvier 1721. Mais si des lacunes existent dans les dates, le registre existe encore… A Cuges, non. En l’absence de document officiel tangible, la seule alternative est donc de se rapprocher des chiffres donnés par Clément Bonifay dans son histoire de Cuges, avec toutes les réserves qui s’imposent car il s’agit d’éléments dont on ignore la source et par conséquent non-vérifiables. Par ailleurs, pour être statistiquement utilisables, l’idéal eut été de disposer d’un véritable recensement de population.
De ces chiffres, il ressort que, entre 1713 et 1719 (il manque l’année 1712), la moyenne des décès est d’environ 15 par an. En 1720, le nombre de morts s’élève à 38, en 1721, à 26, en 1722, à 25. Il s’agit donc de chiffres supérieurs à la moyenne, y compris à celle établie pour les années 1689 à 1708, que nous avons estimée à 25. Par ailleurs, il faut remarquer que, après le gel de 1709, le nombre d’habitants a fortement diminué. Ramenés en pourcentage, les 38 décès de 1720 pourraient traduire une hausse de la mortalité : 25 morts en 1708 n’ont pas la même signification que 25 morts en 1722.
Certes, l’augmentation du nombre de personnes décédées ne prouve pas qu’elles soient mortes de la peste. Il est toutefois improbable, compte tenu de l’ampleur de l’épidémie entre Marseille et Toulon, touché à partir d’octobre 1720, que quelques cas n’aient pas été « suspects » à Cuges. Et par ailleurs, comment avoir la certitude que l’on n’ait pas trouvé le corps de quelque inconnu venu d’ailleurs, décédé au bord d’un chemin ?
Il n’est pas impossible toutefois qu’à Cuges, la peste ait moins tué qu’ailleurs, ce que l’on pourrait expliquer par une faible densité d’habitations, et donc par une promiscuité moins importante, en dépit d’un habitat de type rural resserré. Par ailleurs, la route de Marseille ne traverse pas encore le village, ce qui, en limitant le volume du passage, a pu également limiter les facteurs de propagation. Cela étant, bien des villes voisines n’ont guère été épargnées : Roquevaire, Auriol, Aubagne, Gémenos, pour ne citer que les communes les plus proches situées à l’ouest. Or, les échanges commerciaux n’ayant pas complètement cessé, il est difficilement concevable qu’aucun habitant de Cuges n’ait été contaminé.
Que l’épidémie se soit propagée à Cuges ou pas, le village n’a pas échappé à ses conséquences, économiques pour les villageois, financières pour la communauté. Pour cette dernière, la peste a engendré de nouvelles dépenses, auxquelles, il va sans dire, Joseph François de Glandevès, seigneur du lieu, n’entend pas participer. Et ce dernier est loin d’être ému par la situation. Il va même jusqu’à demander l’intervention de l’intendant général d’Aix pour que lui soient payés les trois cents quintaux de chaux, utilisés par la communauté « pour faire les barrières dans le temps de la contagion ».
Néanmoins, en cas d’épidémie, il est établi que les cadavres « suspects », après avoir été jetés dans les fosses communes, sont recouverts de chaux vive. Ces trois cents quintaux de chaux n’ont-ils vraiment servi qu’à construire des barrières, dont il est dit par ailleurs qu’elles étaient en pierres sèches ?... La question restera posée…
Toujours est-il que l’épidémie laisse la commune de Cuges dans une situation financière délicate, car la peste a été source de dépenses aussi supplémentaires qu’imprévisibles. Ainsi cette somme réclamée par le chirurgien qui a soigné deux soldats, blessés en septembre 1721 par des habitants de Cuges… Le registre des délibérations n’est guère explicite quant à l’incident…
Pour ne rien arranger, les réserves alimentaires, constituées pour faire face à une éventuelle pénurie, ont visiblement été débitées à perte. Le blé acheté en septembre 1720 n’a pas été utilisé avant le mois de janvier suivant. On peut donc de nouveau s’interroger sur ce qui a véritablement motivé cet achat… On lit en effet dans une délibération d’avril 1721 que, par décision du bureau de santé, « le blé serait vendu sur place ». La précision peut surprendre. Aurait-on cherché à stocker du grain avec la vague intention, en cas de pénurie générale, de le revendre à quelques communes avoisinantes, petit bénéfice à l’appui?...
Visiblement, si tentative de spéculation il y a eu, elle n’aura guère été couronnée de succès… Certes, le boulanger du village a acheté aux consuls 5 charges de blé, et ce à raison de 2 sols par livre et par pain. Sauf que, a priori, c’est là un coût trop élevé, qui a eu pour conséquence une hausse du prix du pain, et qui a donc entrainé mécontentement et plaintes des plus pauvres. Il se peut donc que le boulanger ait trouvé du blé à un prix plus intéressant. Quoi qu’il en soit, en ce mois d’avril 1721, les consuls considèrent que « cette débitte alloit trop lentement ». Sans compter que la date du 15 mai approche, et que la commune va devoir s’acquitter des sommes dues. Par conséquent, les consuls « trouvent à propos de trouver quelques expédients » qui auront l’avantage de faire rentrer de l’argent dans les caisses de la collectivité. Il est ainsi décidé que les habitants aisés, à savoir ceux de première et deuxième classe, seront obligés d’acheter 5 panals de blé, et que les habitants de troisième et quatrième classe, devront acheter une moitié de sac.
Les consuls ont-ils subi ou craint quelques reproches ? Ils font remarquer en effet que, « vu le malheur de la contagion », si la communauté en avait eu besoin, elle aurait « été bien aise d’avoir ledit blé »… Mauvaise affaire malgré tout que cet achat de blé : en 1724, Cuges n’aura pas fini de le payer. Quant à la vente des quarante moutons achetés en janvier 1721, elle se soldera également par une perte, moindre toutefois, car elle ne s’élèvera qu’à 53 livres.
La peste aura donc eu des conséquences négatives sur les finances communales. Aussi, au printemps 1722, lorsque Jean-Jacques Arnaud, docteur en médecine d’Aubagne, propose de reprendre les visites hebdomadaires au village, des visites interrompues « à cause de la contagion dont ladite ville d’Aubaigne fut attaquée », le Conseil lui opposera un non catégorique, au motif qu’il n’y a pas d’argent dans les caisses.
A Marseille, la rechute épidémique de 1722 perdurera jusqu’à l’automne, tandis qu’il faudra attendre le 31 janvier 1723 pour que l’épidémie soit totalement endiguée, et deux années seront nécessaires aux marins marseillais pour ne plus être interdits de séjour dans les ports étrangers. Ce n’est qu’en mai 1723 que seront entièrement rétablis les échanges entre la cité phocéenne et le reste de la France. Dès lors, Marseille pourra renaitre de ses cendres et la vie à Cuges reprendre son cours normal.